David et Laurence étaient en train de déblatérer les mêmes âneries que n’importe quel autre soir de la semaine. Mais ça n’avait pas beaucoup d’importance pour Josiane, leur voix cathodique suffisait à lui donner une illusion de présence, au moins le temps de finir son plat surgelé, attablée seule face à 3 chaises vides.
Josiane, c’est cette voisine qui surveille tout, se mêle de tout, se plaint de tout et ne supporte rien. Vous la connaissez sûrement, elle habite près de chez vous. Josiane accuse le gosse du 3ème d’avoir craché dans l’ascenseur, celui du 5ème de s’amuser trop fort et celui dans son cœur de n’avoir jamais existé. Elle manque de déposer plainte parce qu’elle tarde à retrouver sa plante verte posée dans la cour. Elle sort ses poubelles en cachette à 5h du matin pour ne pas qu’on lui reproche ce qu’elle reproche aux autres : vivre.
Quand on a personne dans sa vie, le bonheur des autres devient notre enfer. Plus on les observe, plus on voit notre vide. Au début, Josiane était occupée par son travail, toute affairée qu’elle était à régler des problèmes de secrétariat tous plus urgents les uns que les autres. Mais bon… assistante de direction embauchée dans les années 70, c’est dur de garder sa place face aux talons aiguille et aux nouvelles technologies, dans des sociétés où la secrétaire est rarement plus qu’un faire valoir pour mâles aspirant à dominer. On lui a gentiment proposé de partir avec un chèque.
Du coup, Josiane a du temps et de l’argent.
A ne plus savoir qu’en faire.
Forcément, au bout d’un moment, les petits détails du quotidien finissent par prendre une importance dramatique. Comme cette porte qui ferme mal et qui finit par un scandale avec le serrurier, ces petites écailles dans la peinture du salon qui lui font refaire tout l’appartement, ces persiennes vieillissantes qu’elle décide de restaurer pendant des semaines à n’en plus voir la fin.
Son rêve ?
Des murs insonorisés, un sas d’entrée avec écran de contrôle et une porte blindée fermée à double tour. Des enfants qui jouent sans faire de bruit. Des voisins qui déménagent sans avoir de cartons. Des livreurs qui marchent sur la pointe des pieds. Des étiquettes de boîte aux lettres aux inscriptions scrupuleusement normalisées. Un monde sans désordre, sans écorchure à une normalité qu’elle voudrait minutieusement réglementer.
Dans sa folie, Josiane a des moments de lucidité et d’humanité, qui sont pour elle des moments de solitude et de tristesse. Elle essaye alors d’aller vers les autres, pour demander aux voisins leur avis les uns sur les autres. Sur les nouveaux du deuxième, qui semblent être sans histoires, mais bon… mieux vaut quand même les garder à l’œil. Sur les deux garçons du premier, dont on ne sait pas trop s’ils sont des amis ou des « amis ». Sur la malheureuse vieille du troisième dont la vie lui fait voir la sienne comme une réussite. Sur les gens du septième dont on n’a vu qu’un germanophone stockant de l’essence dans sa cave et écoutant du heavy metal. Sur la bruyante famille du cinquième qui reçoivent des amis plus souvent que nécessaire et font des enfants plus souvent que nécessaire. Sur la petite du sixième qui joue du piano trop fort. Sur la quadra particulièrement sympa du quatrième, dont il faut noter qu’elle est absente 3 semaines par mois et sur l’indésirable voisin du troisième, pour qui elle a failli appeler les pompiers le jour où, pris probablement d’un accès mystique, il avait osé faire bruler un peu d’encens en laissant sa fenêtre ouverte.
Mais ces petits élans du cœur ne trouvent pas souvent de réponse, ce qui la replonge dans son agacement solitaire chronique. C’est fou l’ingéniosité et l’énergie qu’on peut déployer à empoisonner la vie des autres pour trouver un sens à la sienne.
On aimerait bien la secouer, lui dire de balancer son minitel, son téléphone et sa télé par la fenêtre, sans se préoccuper du nombre d’éclats que causera l’écran brisé sur le trottoir une vingtaine de mètres plus bas, ni du nombre de voisins que le bruit réveillera. Pas plus que de l’enquête que le commissaire divisionnaire mènera pour traquer les coupables d’un tel outrage.
On aimerait tant qu’elle se fiche de tout ça et qu’elle ne remarque même plus l’étiquette collée au scotch sur l’interphone par l’un des habitants de l’immeuble qui travaille jusqu’à l’épuisement et n’a pas le temps de se préoccuper de l’harmonie scripturaire et orthographique d’un poussoir sonnant.
On aimerait juste qu’elle vive et qu’elle soit heureuse, qu’elle jette ses obsessions en même temps que ses poubelles et qu’elle retrouve, enfin, un peu de ce qui fait d’elle, malgré toute le mal qu’elle se donne pour nous faire croire le contraire, un être humain.