Quel rapport existe-t-il entre la peur du noir, l’effondrement des marchés financiers et le vaccin anti-grippe A?
Tout.
A condition de comprendre les probabilités.
Quel monde bizarre que celui de l’incertain. Il laisse la plupart des gens dans l’incompréhension, faisant face aux événements de leur vie comme des joueurs lessivés au casino.
C’est que l’être humain ressent une insécurité primale face à ce qu’il ne connaît pas. Ce sentiment peut avoir une emprise si grande qu’il pousse nombre de personnes à prendre de mauvaises décisions de manière certaine plutôt que de passer un jour de plus dans l’incertitude.
Exemple : pour choisir sa capitale, au siècle dernier, le gouvernement australien hésitait entre les deux plus grandes villes du pays : Sydney et Melbourne. Chacune présentait des avantages notables (position géographique, héritage, culture, population,…), mais il était difficile de savoir laquelle ferait la meilleure capitale. Pour couper court aux discussions, le gouvernement a finalement fait le choix suivant : ça ne sera ni l’une, ni l’autre, mais une ville artificielle construite de toute pièce à mi-chemin entre les deux : Canberra. On y trouve les bâtiments officiels et pas grand chose d’autre. Canberra ne sert à rien. Personne n’y va et, une fois sur place, personne n’y reste. Mais le gouvernement a préféré faire un mauvais choix à 100% plutôt que de vivre avec une chance sur deux d’avoir pris la bonne décision. Édifiant.
L’homme gère très mal son d’ignorance, si grande soit-elle.
Il existe une frontière mobile mais distincte entre ce que l’on sait et tout ce qui sort du petit cercle de notre connaissance, et nous avons beaucoup de mal à l’identifier.
Plus grave encore, devant l’immense disproportion de ce que l’on ignore, nous faisons trop souvent l’erreur de croire que seul ce que l’on sait peut toucher nos vies.
C’est d’une triste arrogance de penser que parce que l’on ignore une chose, elle n’existe déjà presque plus. Pourtant, l’être humain est comme ça.
Nos capacités physiques et psychologiques, par la prépondérance des sentiments et notre difficulté à en faire totale abstraction, nous rendent inaptes à raisonner à propos de choses incertaines. Plusieurs raisons expliquent cela :
– Le fait que la recherche de vérité soit en fait une recherche de confirmation, dans laquelle l’être humain cherche des informations qui lui semblent d’autant plus pertinentes qu’elles viennent soutenir une intuition qu’il a déjà. Symétriquement, toute information allant contre une idée préconçue semble improbable, presque erronée. L’importance de notre foi en notre propre jugement (qui varie proportionnellement à notre égo) nous fait occulter la réalité des choses.
– On a beaucoup de mal à comprendre la distance qui existe entre un phénomène d’une part et notre perception de ce phénomène d’autre part. Les deux sont très différents et reprennent, d’une certaine façon, le même biais qui existe entre notre expérience et notre mémoire.
– Les résultats élémentaires dans le champ des mathématiques qui se rapportent à l’étude des probabilités sont souvent contre-intuitifs. Cela rend leur mise en pratique difficile dans la vie de tous les jours, d’autant plus qu’ils vont à l’encontre d’un certain nombre de « sagesses populaires » (remarquez cette jolie expression pour ne pas parler d’idées reçues).
– On sur-réagit aux événements qui nous touchent dès lors qu’ils ont des implications sur notre bonheur ou notre tristesse. Leur impact sur nos vies s’en trouve alors amplifié et la rationalité de nos choix amoindrie.
– Le biais rationnel : on se fait des illusions sur ce qui est rationnel et sur ce qui est de l’ordre de l’affect. L’idée de rationalité est mal comprise et son importance est exagérée. Ce n’est pas parce qu’un choix est rationnel qu’il est forcément bon, pourtant on voit des gens justifier toutes sortes de décisions à l’aide d’expressions toutes faites : « ça tombe sous le sens », « c’est logique », « il fallait rationaliser le processus », etc.
Il y a un tas d’autres raisons à cette difficulté à appréhender l’incertain, mais celles citées ici sont parmi les plus importantes.
Donc quel rapport existe-t-il entre la peur du noir, l’effondrement des marchés financiers et le vaccin contre la grippe A ?
Ils sont tous les trois des mises en scènes de notre incapacité à gérer l’inconnu.
La peur du noir en est l’exemple le plus simple.
C’est l’heure du dodo pour Siam et, comme tous les soirs, la petite fille accomplit soigneusement son petit rituel. Elle fait sa toilette, se fait coiffer par sa maman, change son pyjama copieusement tâché lors de la dégustation acharnée et impatiente de riz au lait avant de venir se blottir au fond de son lit, la tête posée sur son coussin préféré, chuchotant entre ses petites mains des mots de prière. Vient alors le moment d’éteindre la lumière. Siam a beau vivre ce moment tous les soirs, il représente toujours une épreuve pour elle. Pourtant, elle connaît chaque recoin de la chambre qu’elle partage avec ses frères et sœurs, les morceaux de papier peint déchirés, les formes que dessinent les petites fissures du plafond, la ligne continue que projettent sur le mur d’en face les ombres des meubles et des bibelots à la lumière de la lune. Malgré ça, la simple idée que l’obscurité crée, de fait, une zone d’inconnu, laisse en Siam une crainte inexplicable. Dans cette espace qu’elle ne voit pas, l’esprit de la petite enfant lui suggère toutes sortes de choses, des plus simples au plus effrayantes, mais comme chaque soir Siam les surmonte pour rejoindre le joli pays des rêves.
Comme Siam, nous sommes tous si fragiles face à nos peurs, sans pour autant avoir le courage de les dépasser.
Ces peurs peuvent devenir des obsessions quand elles s’installent dans le temps, modifiant nos comportements jusqu’à ce que nous ne soyons plus que la somme de nos craintes. En France par exemple, on compte de plus en plus de cas de personnes terrorisées par la perception qu’elles ont de leur environnement. La télévision participe à la construction de ces peurs, diffusant des images de guérilla urbaine qui pourraient avoir lieu au coin de la rue. L’Autre dans la rue est un danger potentiel. L’Autre sur le pallier est un total inconnu, de plus en plus inquiétant à mesure que la distance sociale se creuse entre nous.
On se prend à imaginer des choses, on se monte ses propres théories qu’on valide soi-même à l’aide de preuves qu’on a pris le soin de choisir. Plus on avance dans ce chemin, plus on est sûr d’avoir raison, presque seul contre tous dans une paranoïa en construction.
D’autres fois ces peurs sont comme une cause nationale, très concentrée dans le temps et touchant des millions de personnes. La campagne nationale de vaccination contre la grippe A constitue un exemple édifiant à ce sujet. Si on repasse dans le détail la manière dont la campagne s’est déroulée, on voit qu’elle s’est déroulée en deux phases :
Phase 1 : « la grippe A est dangereuse, potentiellement mortelle. C’est la pandémie que tout le monde redoute mais le vaccin permet de s’en prémunir. Il FAUT se vacciner. »
Durant cette phase, les pouvoirs publics font un choix entre d’une part une grippe pandémique dont les dommages potentiels sont difficiles à évaluer et, d’autre part, la vaccination qui, bien que coûteuse et difficile à mettre en place, représente une mesure applicable en masse et un moindre mal. Il faut bien sûr prendre en compte dans l’analyse les relations douteuses entre l’industrie pharmaceutique et le pouvoir mais surtout les conséquences de non-action de la part du gouvernement, beaucoup plus importantes pour comprendre la décision de lancer une campagne de vaccination en masse. En effet, les quatre choix, d’un point de vue de l’État, peuvent se présenter comme suit :
Lancer une campagne de masse
A.A. Si l’épidémie est généralisée, la population est globalement protégée et le gouvernement peut en tirer les bénéfices, mettant en avant son action préventive et sa gestion des risques.
A.B. L’épidémie ne se propage pas et on a lancé une campagne de vaccination qui n’a pas servi. Le gouvernement à tout de même mis en place une action préventive et peut limiter les dommages à son image en prétextant que c’est en grande partie grâce à une bonne gestion des risques que la crise sanitaire a été évitée.
Ne pas lancer une campagne de masse
B.A. La pandémie de grippe se développe et peu de gens sont vaccinés. Le pays est en pénurie de soins et de vaccins. La responsabilité de l’État est mise en cause pour les dizaines de milliers de victimes et le gouvernement doit en tirer les conséquences.
B.B. Pas de crise sanitaire et pas de campagne de vaccination. L’État se félicite d’avoir fait preuve de sang froid face à une panique généralisée. C’est à coup sûr l’expérience du gouvernement qui aura permis d’éviter, dans le même temps, un drame humain et un grave gaspillage des deniers publics.
Que remarque-t-on ?
D’abord que les scenarii AA et BB (crise+vaccination et pas crise+pas vaccination) sont des situations idéales pour le gouvernement. Dans les deux cas, il aura tout le loisir de vanter sa clairvoyance et sa qualité d’analyse.
Reste à comparer AB et BA (vaccination+pas de crise et pas de vaccination+crise). C’est précisément cette analyse de risques qu’a fait le gouvernement avec une conclusion simple : les deux choix ne sont pas les meilleurs, mais il y a beaucoup plus à perdre dans le scenario BA que dans le scenario AB. On pardonnera toujours à un gouvernement d’être dépensier ou trop précautionneux, mais jamais qu’il soit incapable de gérer une crise sanitaire.
Phase 2 : « la grippe A est juste une grippe comme les autres. Le vaccin peut avoir des effets secondaires très dangereux. Mieux vaut ne pas se faire vacciner. »
Le point décisif dans cette deuxième phase réside dans l’effort de normalisation de la grippe A opéré par un certain nombre de médias. En gros, elle est devenue « juste une version un peu musclée des grippes classiques. Elle cause certes de grosses difficultés respiratoires, mais pas de quoi déclencher un plan d’urgence nationale. » A contrario, tout un discours de l’incertitude a été développé autour du vaccin : l’ajout d’adjuvants, les effets secondaires rares mais sérieux, le manque de tests avant sa commercialisation, etc.
Dans cette seconde phase, c’est le citoyen qui est désormais confronté au choix suivant, formulé dans des termes que je reprends ici sans en discuter les biais :
– Accepter l’éventualité d’attraper la grippe A, avec pour conséquences très probables les mêmes symptômes qu’une grippe classique (en un peu plus dur)
– Se faire vacciner avec le risque, même très faible, de voir apparaître des effets secondaires assez inquiétants.
C’est dans cette configuration binaire que les Français ont très majoritairement opté pour le choix A, avec l’idée qu’il vaut mieux subir de manière probable un mal que l’on connaît (une grosse grippe) que de risquer, même sous une probabilité infime, d’être victime d’une maladie grave (effets secondaires du vaccin).
C’est précisément cette insécurité face à l’incertain qui a fait basculer l’opinion publique. Il est important de préciser que d’un point de vue clinique, les effets secondaires du vaccin contre la grippe A ne sont en rien plus inquiétants que des vaccins beaucoup plus classiques pris en masse. Pourtant, la construction du discours autour des effets secondaires ainsi que la découverte du simple mot « adjuvant » par le citoyen lambda (alors qu’il est largement utilisé en pharmacie) ont modifié progressivement la nature du choix sanitaire, tel qu’il était proposé aux Français.
Ce sont des pulsions très similaires qui expliquent, dans des registres totalement différents, la décision des autorités australiennes et celle des citoyens français qui ont fait le choix de ne pas se faire vacciner.
Il existe cependant un domaine où les probabilités sont au centre de presque tout : la finance de marché.
Hausse des prix, baisse des taux, paiement de dividendes, inflation, faillite des pays, variation du prix des matières premières, etc : il existe des probabilités pour presque tout ce qui touche, de près ou de loin, à la vie économique. Parmi toutes ces variables, les unes dépendent des autres, qui dépendent des premières lesquelles sont conditionnées à d’autres variables encore… le tout coexistant dans des systèmes quantitatifs d’une complexité inouïe.
Pourtant, aussi centrales que soient les probabilités au cœur de la finance, il existe pourtant un paradoxe plus saisissant encore : les hommes et les femmes qui font la finance (employés bancaires, régulateurs, statisticiens, etc.) sont eux-mêmes en grande difficulté lorsqu’il s’agit de prendre des décisions.
Comme tout le monde, l’incertitude leur pose problème.
Comme tout le monde, les décisions qui ont un impact sur leur vie (notamment professionnelle et pécuniaire) sont influencées par des émotions et des peurs qui peuvent (souvent) les induire en erreur.
Les risques sont sous évalués, les chances surévaluées, les modèles quantitatifs mal calibrés, leur pouvoir explicatif peu nuancé, laissant beaucoup de traders et d’investisseurs sur le carreau.
Rares sont ceux qui manient l’incertain sans en être dupes, comme ces perdants de casino, enivrés par le jeu, qui jusqu’à la dernière pièce croient encore avoir une chance de gagner.
On les ramasse le regard hagard, un mauvais matin, un air de zombie en travers du visage. Ils répètent invariablement la même rengaine, comme pour se consoler :
« J’y étais presque. J’y étais presque ? J’y étais. »
Presque.