8h45. C’est morning meeting.
Jeff 180 kE+Bonus, responsable du trading, arrive dans la salle, l’air faussement détendu. Il porte sa chemise bleue couleur serpillère. Ça veut dire qu’on peut être n’importe quel jour de la semaine, Jeff est si acquis à la cause de la Banque que le reste lui paraît bien secondaire. Le jour où sa fille unique est née à 6h22, il envoyait à 10h34 un e-mail avec la photo de la pauvre enfant, portant un t-shirt aux couleurs de la Banque, arraché à l’un des oursons qu’offre aux clients l’équipe du marketing. Titre du mail :
« One more in the team !!! »
Le morning meeting, c’est le moment de se faire remarquer, soit par son PNL (littéralement P&L =Profit and loss, le solde de ce qu’on a fait gagner ou perdre à la banque), soit par une analyse intéressante (c’est-à-dire toute remarque ayant un impact potentiellement positif sur le PNL).
Pour l’instant, Jeff 180 kE+Bonus ne sait pas encore que Jeremy 6 kE en stage-esclavage va démissionner dans moins de deux heures, ni que Jeremy a copié dans son intégralité le code source de l’automate de trading sur lequel Jeff l’a fait travailler pendant 5 mois, week-ends et jours fériés compris, en espérant en tirer les bénéfices :
« Continue comme ça Jeremy, on y est presque !!! Il faut qu’on prenne plus de vega à la hausse, on veut du spiel là-dessus. Faut que ça paye… J’te laisse terminer le bout de code qui reste, ce serait bien qu’il soit prêt pour lundi, comme ça on pourra le présenter au comité risque. »
Apparemment Jeff ignore également que Jeremy, jeune fouine ayant été à bonne école, n’a pas oublié de truffer d’erreurs le code qu’il laisse sur les serveurs de la banque.
Il est comme ça Jeff : plutôt sûr de son intelligence et douteux que la ruse puisse être exercée à son encontre par ceux-là mêmes sur lesquels il croit régner.
Pourtant il y a un tas de trucs que Jeff ignore, à commencer par le fait que son second, Guillaume 110 kE+Bonus, rêve de sa place et a entrepris depuis 4 mois 2 semaines et 3 jours de le descendre auprès de son n+1, Benoît 220 kE+Bonus, responsable de la Banque à Tokyo qui lui-même n’aime pas beaucoup Jeff, pour un tas de raisons légitimes, à commencer par la suffisance dont Jeff s’autorise à faire preuve du simple fait qu’il soit de la petite caste intitulée X-Ensae (lire « polytechnique puis école nationale de la statistique ») alors que Benoît, non. Jeff ignore aussi que l’importance marginale d’un diplôme passée la 7e année d’exercice est proche de zéro, mais quand même ça fait du bien de le dire aussi souvent que possible.
Jeff ne sait pas non plus que Fanny O kE+La-moitié-en-cas-de-divorce se demande chaque jour depuis plus de 9 mois ce qu’elle fiche avec lui et surtout comment elle a pu en arriver là. Quand l’amour n’est même plus un souvenir, c’est difficile d’encore trouver des raisons à l’autre. Chaque conversation est un échange de statut. Chaque voyage est un faire-valoir, une case de plus cochée sur la liste des « pays à faire » que Jeff actualise à chaque retour de vacances de l’un de ses n-1.
Parmi eux, Nassim 30 kE vient d’arriver en salle de réunion pour le morning meeting. Cela fait six mois qu’il essaie de faire bonne impression, ne compte pas ses heures, se force à rire à toutes les blagues de tout le monde alors qu’il serait le premier à dégommer toutes ces vannes pourries s’il était dans son quartier. Pour un peu d’argent et de reconnaissance, on est prêt à faire toutes sortes de choses.
TOUTES
sortes
de
choses.
Est-ce cela le bonheur ?
On ne sait pas, mais on fait juste comme les autres, sans se poser trop de questions.
Mieux vaut pas d’ailleurs, on risquerait d’arriver à l’un de ces croisements qui nous font changer complètement de vie. Pas très compatible avec la quête vouée à l’échec de l’assentiment de celui qui, sous plusieurs angles, a tout l’air d’être proche du zéro de l’humanité. Car Nassim devrait pourtant connaître une vérité que Jeff ignore : il existe une vie après la Banque.
On dit toutes sortes de choses à propos du bonheur.
C’est difficile de faire le tri entre le vrai et le vraisemblable : qu’est-ce qui est vraiment décisif dans le bonheur : L’argent ? L’amour ? La foi ? La météo ? La santé ?
Autant de thèmes auxquels Mme Soleil ET Hajj Mamba ont consacré l’essentiel d’une carrière qui, à tout point de vue, est non moins honorable que celle de Jeff. Ces trois aimables personnages ont en commun l’exploitation de la misère du monde.
Ça et une certaine (in)aptitude à l’étude des probabilités.
Le bonheur est une chose très complexe dont la beauté de l’alchimie tient au fait que sa formule est différente pour chacun(e) d’entre nous.
Commençons par enfoncer quelques portes ouvertes.
Est-ce que l’argent fait le bonheur ?
A en croire la vision dépeinte dans les films et les clips télévisés, on serait vite tentés de penser que oui. Le bonheur serait une fonction continue et croissante à une seule variable, exprimée en dollars. Pourtant dans la vraie vie, chanteurs et acteurs passent invariablement de la rubrique people à la rubrique divorces, parfois dans les pages faits-divers pour toujours finir dans la rubrique nécrologie. Il y a des vérités auxquelles même l’argent ne peut nous soustraire. La mort en fait partie. C’est ainsi que le bonheur télévisé a besoin d’être scénarisé, mis en scène puis retouché. Ça se joue, le bonheur. Littéralement.
Pour filmer une scène de bonheur, il faut un peu de fond de teint, des bonnes vannes, un panneau « Applause » et quelques acteurs grassement payés (dit comme ça, effectivement, l’argent fait le bonheur).
Pour se persuader que l’argent n’est pas une condition suffisante au bonheur, il suffit de faire la liste de toutes les choses matérielles dont on rêve et de voir ceux qui en disposent déjà, sans pour autant être rassasiés, car c’est l’un des tristes traits de l’être humain que d’avoir beaucoup de mal à se satisfaire de son sort.
Petite anecdote bien utile pour comprendre :
Forbes tient chaque année un classement très convoité des personnes les plus riches du monde. Rupert Murdoch, le magnat de la presse, figure souvent dans le peloton de tête du classement. Interrogé il y a quelques années sur sa richesse, son interlocuteur lui demandait pourquoi ne pas donner un milliard de sa fortune. L’édifiante réponse de Murdoch fut en substance :
« Malheureusement, si je donne un milliard de ma fortune, je risque de perdre quelques places dans le classement Forbes. Pour éviter cela, j’ai pensé à une solution : il faudrait convaincre les dix premiers du classement de donner tous un milliard. De cette façon, le classement resterait le même… »
A coup sûr, les 800 millions d’être humains qui vivent avec moins d’un dollar par jour partagent le souci de M. Murdoch.
Donc l’argent ne fait pas le bonheur. Pourtant, on sent bien qu’il joue un rôle particulier comme moyen de son accomplissement, par exemple dans la réalisation de projets qui, au delà de la planification et de l’énergie, requièrent une part purement financière.
Pour quantifier la place de l’argent, il faut introduire l’idée d’utilité.
Pour la définir, on peut grossièrement dire qu’elle est une mesure de la contribution d’un dollar ou d’un euro supplémentaire au bonheur et à l’épanouissement (matériel) d’un individu.
Cette utilité est variable en fonction de la richesse. C’est une fonction concave.
Que signifie « concave » ?
Ca veut dire qu’elle ressemble à ça :
On peut interpréter ce graphe de la façon suivante :
Quand on n’a rien, 1 dollar ça change beaucoup de choses.
Quand on a 1 million de dollar, avoir un dollar de plus, ça fait toujours plaisir mais ça ne change pas grand-chose.
Cette utilité marginale décroissante en fonction de la richesse totale est précisément ce qui démontre que plus on est riche, moins l’argent supplémentaire ne nous apporte de bonheur.
Autrement dit, l’argent ne fait pas le bonheur, mais son manque fait la misère.
Il existe donc un niveau de richesse, disons suffisant pour couvrir les besoins d’une vie décente, au dessus duquel l’argent n’est pas si important.
Une autre idée fausse à combattre à propos du bonheur est celle selon laquelle l’argent dépensé en biens de consommation durable serait plus utile sur le long terme qu’une semaine de vacances ou qu’un dîner au restaurant en famille.
« Mieux vaut acheter une berline que de partir en long voyage. Un voyage c’est fini en quelques semaines, une voiture ça reste. »
Cette phrase est fausse. Quelle qu’elle soit, une voiture s’use et se désintègre. Pas les souvenirs d’un voyage incroyable, ni les rencontres, ni les paysages, les repas et les moments de bonheur passés ensemble d’une ville à l’autre.
La fois où le cadenas du vélo est resté bloqué à la gare de Kyoto une heure avant le train du retour, t’obligeant à faire le tour du quartier à la recherche d’outils de chantier. Tu t’es retrouvé à scier le cadenas jusqu’au dernier millimètre, pour finalement retrouver la clé à 2 minutes du départ…
Ce matin où ta femme t’avait prêté son manteau pour te réchauffer, assis au sommet d’une montagne, observant le soleil se lever sur l’Himalaya, colorant de rouge et d’orange les neiges éternelles.
Dans les fonds de la Mer Rouge sous une nuit étoilée, une nuée de plancton brillant comme des millions de lucioles. Des poissons reluisant à l’éclairage de la lune, presque immobiles t’observant dans un silence total…
Ça et des milliers d’autres souvenirs plus merveilleux encore.
A côté de ces moments, toutes ces choses qu’on possède sont bien ingrates : elle ne nous apportent que peu de bonheur en retour et pas mal de soucis, tandis qu’un moment partagé n’est jamais perdu.
Enfin si, le moment est perdu à jamais, mais sa mémoire persiste.
C’est peut-être la chose la plus importante à retenir :
le bonheur réside surtout dans les histoires qu’on se raconte à son propos. Car en vérité, la mémoire des événements qui traversent notre vie est la seule chose qui en reste : chaque seconde vécue est déjà un souvenir sitôt écoulée. C’est ce qu’explique de manière magistrale Daniel Kahneman dans la vidéo qui suit :
Et vous, quel genre d’histoires vous racontez-vous à propos du bonheur ?