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Comme chacun de ses prédecesseurs, le président de la République a récemment “invité” un choix de représentants musulmans afin d’organiser sa vision de l’“islam de France”. Après le CORIF, le CFCM, la COIF et l’AMIF, le sigle de l’édition 2023 est le FORIF.
Aux personnes qui ont participé à cet événement, quelle que soit la nature de leur intention, j’aimerais dire une chose simple, même si elle peut être difficile à entendre :
Vous ne savez pas ce que vous faites.
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Vous ne savez pas ce que vous faites politiquement, car vous ne prenez pas la mesure de l’instrumentalisation qui est faite par le gouvernement actuel de votre simple présence, dans sa criminalisation et sa mise sous contrôle systématique du culte musulman. Le seul fait de vous asseoir dans une salle de réunion selon des modalités que vous ne choisissez pas et ne contrôlez pas fait de vous des objets, dans une stratégie politique décidée par d’autres que vous, qui consiste à essentialiser le fait musulman et à classer les croyants comme les associations en deux catégories : d’une part ceux que l’on invite sous les ors de la république, avec pour condition principale leur niveau de docilité et d’acceptation (même tacite) de la ligne idéologique prescrite par le ministère de l’intérieur ; de l’autre les “ennemis de la république”, dont on fait fermer les mosquées, dont on conditionne la délivrance des droits élementaires, dont on perquisitionne les familles et dont on traine le nom dans la boue, au nom de la “lutte contre le séparatisme”. Et le silence confondu des premiers rend possible l’oppression méthodique des second, sans autre tort que de déplaire au prince.
Vous savez exactement comment vous en êtes arrivés là. Vous savez comment, au sein des préfectures, on a calmement exclu ceux de vos coreligionnaires qui avaient eu le tort d’exprimer un simple désaccord lors des réunions préparatoires. Vous savez comment on a invité des personnes, parfois même de bonne volonté, qui n’avaient strictement rien à voir avec l’organisation et la structuration du culte musulman, juste parce qu’elles correspondaient mieux à l’image stéréotypée et lisse qui était attendue de nous, collectivement. Et plus que tout, vous savez comment, le front sur le sol des mosquées pendant des années et au meilleur de vos capacités et de votre sincérité, vous avez essayé de préserver une forme d’intégrité, en cherchant le juste milieu, pour concilier l’éthique musulmane que vous avez la charge de faire vivre et les injonctions politiques contradictoires que l’on vous somme de prendre en compte, dans une société française fracturée et incapable de sortir de ses non-sens.
Car ce jeu est biaisé : il présente un choix binaire, aussi mensonger que toxique, entre deux options qui s’alimentent et aboutissent à l’aliénation : soit être docile au nom d’une idée dévoyée de la “sagesse” (qui consisterait ici à accepter des injustices en espérant que ceux qui les commettent atteindront un jour, par révélation peut-être, une forme de lucidité sur le mal qu’ils causent), soit être dans “l’opposition systématique” (qui réduirait les musulmans à de simples opérateurs de désordre et de colère, conformément à l’image barbare que l’on voudrait dresser d’eux). Ce non-choix, il faut le refuser et reprendre votre liberté de citoyens, de cadres associatifs, de leaders en ayant la conscience et la compréhension de ce que commande votre responsabilité.
Être un citoyen, ce n’est pas être un sujet ni un objet, mais un acteur. C’est être un être humain capable de définir et d’agir par lui-même sur les modalités de son expression et de sa participation à la société dans laquelle il vit, même si cela ne correspond pas aux circonstances discursives et politiques d’un moment donné. Il ne s’agit pas de se retirer, mais de reprendre le contrôle d’une conversation qui vous concerne en premier lieu.
De la même manière que les enseignants, les soignants, les travailleurs, les étudiants ou tout autre corps de la société font valoir des aspirations, des expressions, des revendications et des plans communs, les citoyens de confession musulmane ont (aussi) le droit d’exprimer ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. Dire autre chose, c’est commettre deux offenses : la première aux Musulmans, en pensant qu’ils sont indignes des mêmes droits et des mêmes libertés que les autres ; La seconde à la République, en considérant qu’elle est (au choix) trop fragile ou trop raciste pour supporter qu’une part de ses citoyens puisse s’exprimer librement, juste parce qu’ils seraient de confession musulmane.
Vous ne savez pas ce que vous faites stratégiquement, car comme l’histoire nous l’enseigne, aucune communauté n’a obtenu ses droits en y renonçant. Aucune communauté religieuse n’a pu préserver l’intégrité de sa foi en conditionnant la continuité de sa pratique à son invisibilisation, même partielle. Aucune communauté n’a sauvegardé son autonomie de planification en acceptant de placer sous tutelle les modalités de son action. Aucune. Il n’y a pas d’exception. De la Reconquista qui a vu nos coreligionnaires cacher leur foi en échange de la vie à nos cousins d’autres religions qui ont parfois dû changer leur patronyme ou leur tenue en espérant être moins stigmatisés. Des prénoms “passe-partout” offerts à leurs enfants par certains parents en espérant passer entre les mailles des discriminations à l’auto-censure d’un “salaam” ou d’un “bismiLlah” pour ne pas déranger (qui ?) et ne pas éveiller la suspicion (de quoi ?). Ce processus par lequel des individus nient leur propre identité et leurs propres aspirations porte un nom : l’aliénation. Et il n’a rien de nouveau, mais l’histoire est une école dont la plupart des élèves sont absents.
Au delà de l’impact destructeur sur les personnes qui traversent cette période, condamnées à vivre dans une schizophrénie permanente, c’est un suicide stratégique. Au lieu de se concentrer à être auprès des fidèles et des habitants de la communauté locale pour définir et réaliser les projets qui répondent à leurs attentes et leurs aspirations dans le temps long, on se retrouve à intérioser des demandes et des injonctions qui ne relèvent pas de notre mission, car le rôle premier d’un responsable de mosquée n’est pas d’être au service du préfet, mais au service des fidèles, dans le strict respect du mandat qui lui a été confié par eux comme des lois en vigueur. Mais l’inverse est ironiquement vrai : le rôle premier d’un préfet est d’accomplir une mission d’État au service des citoyens, dont les représentants associatifs ou religieux légitimes sont des interlocuteurs choisis par eux (et non par lui). On appelle cela la laïcité.
Manquer à cette responsabilité, c’est hypothéquer l’avenir des musulmans comme celui de la France, car en plus de piétiner la séparation claire établie entre l’organisation des cultes et la conduite de l’Etat, on crée une forme d’insincérité dans les relations avec les pouvoirs publics, basées dès lors sur la crainte et la répression, plutôt que sur la confiance et le respect mutuel.
Plus grave encore, ceux d’entre vous qui acceptent cette logique rendent possible la prise de contrôle des projets structurels de long terme des musulmans par des intérêts politiques de court terme. Ainsi, dans le cadre du FORIF, la criminalisation de la lutte contre l’islamophobie à laquelle vous avez assisté dans le plus docile des calmes a été remplacée par une “réponse juridique aux actes antimusulmans”, qui occulte opportunément la prévention, la nature structurelle de certaines discriminations, ainsi que les responsabilités médiatiques et politiques de cette forme de racisme contemporaine, de sorte que le phénomène perdure sans jamais se donner les moyens réels d’en changer les causes et les fondements. De la même manière, la formation des imams passe dans le giron d’une formation universitaire, dont le socle idéologique est une fois de plus conditionné à la validation politique de l’Etat plutôt qu’à la cohérence théologique, aux attentes et aux besoins des musulmans, de façon à ce que les discours des futurs imams soient complètement déconnectés des sujets du quotidien qui touchent les fidèles, pour proposer, comme dans nombre de pays dits (à juste titre) autoritaires, des prêches et des sermons détachés du réel et convenus, pour ne jamais déplaire au pouvoir. Enfin, la question financière fait partie des priorités de l’Etat, car dans sa lecture utilitaire et matérialiste du fait musulman, les flux d’argent prescrivent les flux d’allégeance. Dans le plan du gouvernement (disponible depuis 2018 mais rarement lu avec attention), cette financiarisation du culte musulman, qui se présente consensuellement comme un appel à la “transparence et à la traçabilité” (sur quoi tous les musulmans sont d’accord et sur lequel oeuvrent déjà des centaines d’associations), a pour but la mise sous contrôle progressif de ce qui sera financé dans le futur, avec en priorité, tout ce qui viendra déconstruire le rapport traditionnellement organique que les musulmans ont avec leur religion, qui lie la relation verticale avec Dieu (les ‘ibaadaat – adorations, prières, invocations, etc.) à une relation horizontale avec les hommes (actions sociales, culturelles, éducatives, charitables, etc.). C’est un choix stratégique clair : celui de la désislamisation méthodique et progressive des Musulmans, pour réduire leur pratique à une dimension minime, culturelle et symbolique.
L’Islam tel qu’on l’a connu, vivant, inspirant, dynamique, orienté vers le bien commun, porteur des valeurs d’entraide, de ferveur et de fraternité, n’existera plus. Seuls subsisteront des souvenirs de ce que nous avons vécu et quelques selfies que vous aurez pris avec un président qui juge le foulard de nos sœurs “contraire à la civilité du pays” et un ministre de l’intérieur qui trouve l’extrême droite “trop molle” avec nous, dans un projet où le simple port d’un foulard ou la viande halal sont “des marqueurs islamistes”.
Vous ne savez pas ce que vous faites religieusement, car l’Islam n’a jamais été du côté des puissants contre les faibles. L’Islam n’a jamais cautionné les injustices. L’Islam n’a jamais invité les croyants à rester immobiles et silencieux lorsqu’on portait atteinte à la dignité humaine la plus élémentaire, car l’Islam ne fait jamais passer la lâcheté pour de la sagesse, pas plus qu’il ne confond compromis et compromission, ni ne fait de la notabilité de ses dignitaires un objectif de vie ou une condition préalable à leur action pour le Bien commun. L’Islam est aux côtés des plus vulnérables de notre société, quelle que soit leur foi. L’Islam est de tous les combats pour la dignité. L’Islam est libre et courageux. Il fait preuve de discernement, de justice et de remise en question, mais n’accepte ni l’humiliation, ni la condescendance de ceux qui, pour plaire aux racistes, entendent nous dicter en quoi croire et derrière qui prier. L’Islam invite à la vérité, même lorsqu’elle n’est pas facile à entendre. L’Islam invite au témoignage, même lorsqu’il dérange le (dés)ordre établi. L’Islam n’a que faire des sondages ou de l’audimat et ne change pas au gré des majorités électorales, car l’Islam n’est pas là pour 5 ans avec pour seul horizon un mandat renouvelable et une voiture de fonction. L’Islam est visionnaire et travaille pour la génération d’après plus que pour la sienne, conscient que seules nos oeuvres resteront pour parler en notre nom, plutôt que nos titres et nos reconnaissances mondaines. L’Islam n’a que respect pour les autres mais ne se laisse jamais en manquer.
Donc la prochaine fois que vous vous exprimerez au nom des musulmans ou que vous vous assiérez dans un fauteuil pour parler de l’Islam et de ses fidèles, rappelez-vous de pourquoi et pour Qui vous faites tout cela. Rappelez-vous des collectes pour le financement des mosquées et des engagements pris auprès des fidèles, rappelez-vous que nos papas ont tendu la main dans les marchés pour payer la moquette et l’électricité, rappelez-vous que nos mamans ont donné leurs bijoux de famille et leurs économies pour financer les travaux, rappelez-vous de la confiance qu’ils ont placée en vous quand ils vous ont chargé de l’organisation et de la gestion de notre maison commune, rappelez-vous des parents qui vous ont jugés dignes de contribuer à l’éducation religieuse de leurs enfants, rappelez-vous des frères et soeurs qui ont prié derrière vous, rappelez-vous de ceux sur lesquels on a prié et qui pendant des années nettoyaient la mosquée, ramenaient des repas pour soutenir ou invoquaient pour vous, rappelez-vous des gens qui n’ont jamais douté de vous, parce qu’ils étaient convaincus (à juste titre, je l’espère du plus profond de mon coeur) que vous oeuvriez pour le dîne avec une intégrité sans faille. Et rappelez-vous que le plus infime de ces honneurs, la plus insignifiante de ces marques de respect et le plus anodin de ces encouragements vaut des millions de fois plus que toute reconnaissance politique, si jupitérienne qu’elle fût.
Alors, je vous le dis avec toute la bienveillance, le respect et la considération que j’ai pour mes frères et soeurs, quand nous traversons une période difficile et complexe comme celle d’aujourd’hui avec la charge d’exercer de modestes responsabilités, posons-nous tous une question de foi simple :
En quoi croyons-nous ?
La réponse à cette question n’invite ni à l’insurrection ni à la rébellion, mais à la dignité et à la justice. On le répète chaque vendredi dans nos mosquées. On le dit dans chaque prière de célébration. Il suffit d’écouter nos sublimes supplications… pour se rappeler de notre croyance et du sens de ce que nous faisons :
اِنَّ اللّٰهَ يَاۡمُرُ بِالۡعَدۡلِ وَالۡاِحۡسَانِ وَاِيۡتَآىـئِ ذِى الۡقُرۡبٰى وَيَنۡهٰى عَنِ الۡفَحۡشَآءِ وَالۡمُنۡكَرِ وَالۡبَغۡىِۚ يَعِظُكُمۡ لَعَلَّكُمۡ تَذَكَّرُوۡنَ
Certes, Dieu ordonne l’équité, la bienfaisance et l’assistance aux proches ; Et il interdit le mal, l’acte répréhensible et la rébellion. Il vous exhorte afin que vous vous rappeliez.
(Sourate “Les Abeilles”, verset 16).
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